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À la table de Plutarque !

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bouchon-lyonnaisDans ses Propos de table, Plutarque raconte « C’est au plus haut du printemps que l’endroit [les thermes d’Aïdepsos en Eubée] est particulièrement animé ; car beaucoup de gens y viennent au cours de cette saison, ils se convient mutuellement à des banquets où tout est à profusion, et, comme ils en ont le loisir, passent le plus clair de leur temps à discuter. Quand le sophiste Callistrate était là, il était difficile de dîner ailleurs ; car sa gentillesse est irrésistible, et il savait se rendre extrêmement agréable en réunissant ensemble d’une manière générale tous les gens distingués ».

Non sans un certain pittoresque, ce passage illustre bien la matière et le ton des Propos de table. Composée par Plutarque durant les premières années du IIe siècle – c’est à la même époque que le philosophe et érudit grec entame la rédaction de ses Vies parallèles –, cette œuvre se présente sous la forme d’un recueil de courts récits dédié à Sosius Sénécion, ami romain de l’auteur. Plus précisément, elle vise à consigner par écrit le souvenir de discussions savantes et érudites tenues par Plutarque et ses amis lors de banquets, donnés à Rome ou dans des cités du monde grec.

© Patrick Mignard
© Patrick Mignard

Banquets et partage des savoirs

Renouvelant les traditions littéraires issues du modèle platonicien du Banquet, profondément imprégnés des codes et des pratiques de la convivialité gréco-romaine, les neuf livres des Propos de table puisent directement leur inspiration dans l’activité intellectuelle et l’expérience sociale du philosophe. De Chéronée – petite cité de Grèce centrale dont le philosophe est originaire – à Athènes, en passant par Corinthe ou Delphes, le microcosme des cités grecques devient ainsi le point de ralliement du « petit monde » de Plutarque. Cette élégante compagnie réunit des familiers et des connaissances, des philosophes et des lettrés, des notables locaux et de hauts dignitaires de l’administration impériale, venus de diverses régions de l’Empire romain.

banquetDans ce décor foncièrement grec, les sujets les plus variés sont abordés, au cours de conversations mêlant l’érudition et le quotidien, le sérieux et le plaisant : comment un symposiarque (un « président de banquet ») digne de ce nom, doit-il se comporter avec ses convives ? La mer fournit-elle de meilleurs aliments que la terre ? Pourquoi Homère, dans l’Iliade, qualifie-t-il le sel de « divin » ? Pourquoi l’alpha est-il placé avant les autres lettres ? Libellés sous la forme de « questions » (problèmata) placées « au milieu » (es meson) de l’espace convivial du banquet, ces thèmes de discussion engagent les participants dans une exploration collective de la mémoire et des traditions culturelles de la Grèce, guidée par le témoignage des Anciens.

Longtemps relégués au second plan des études plutarquéennes, les Propos de table bénéficient depuis quelques années d’un regain d’intérêt auprès des spécialistes de la littérature et de l’histoire anciennes. Cette œuvre a désormais toute sa place dans l’étude des thématiques liées à l’histoire culturelle de l’hellénisme, à l’heure où s’épanouit, pour reprendre le titre d’un livre de l’historien Paul Veyne, un « Empire gréco-romain », fondé conjointement sur le socle de la culture grecque et sur la domination politique de Rome en Méditerranée. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les travaux de recherche que nous présentons ici.

Andurand A., 2015, « Le monde plutarquéen des banquets savants : essai d’approche spatiale », Histoire et informatique, n°18, 46-53.
Andurand A., Bonnet C., 2015, « “Les coutumes et les lois des nations barbares” (Plut., QC II, 1). Réseaux savants entre centre et périphérie dans les Propos de table de Plutarque », in Aufrère S., Möri F., éd., Les sagesses barbares. Échanges et réappropriations dans l’espace culturel gréco-romain, Neuchâtel : La Baconnière (à paraître).
Andurand A., Bonnet C., 2015, « Le “divin Platon” à la table des Grecs et des Romains. Dynamiques et enjeux de la fabrique d’une mémoire savante dans l’Empire gréco-romain », in Chapot F., Goeken J., Pfaff M., éd., Figures mythiques et discours religieux dans l’Empire gréco-romain, Turnhout : Brepols (à paraître).

Nous avons utilisé l’éclairage documentaire des Propos de table pour aborder la place des mondes savants dans l’expérience de globalisation politique et culturelle que représente à cette époque l’Empire romain. À travers les personnages et les groupes qu’il met en scène (philosophes et médecins, sophistes et rhéteurs, spécialistes ou amateurs éclairés), le corpus offre en effet un riche instantané de l’organisation et du fonctionnement des communautés de lettrés durant ce siècle que les historiens ont pris l’habitude d’appeler le « siècle des Antonins ».

Communautés savantes et analyse de réseaux sociaux

60273. (entrée)jpgÀ partir de cette hypothèse, le travail de recherche a permis d’engager une discussion sur le croisement des sources littéraires anciennes et le modèle des réseaux, désormais très présent dans le champ de la recherche en histoire et en sciences sociales. Cette réflexion s’est tout d’abord appuyée sur la constitution d’une base de données répertoriant une série d’informations sur les personnages mis en scène dans cette œuvre, ainsi que sur les circonstances et le déroulement des réunions dont elle évoque le souvenir.

Près d’une centaine d’individus participent aux banquets. L’identité de certains personnages, connus par le seul témoignage de Plutarque, se résume à un nom ; d’autres, comme les Romains Mestrius Florus et Socius Sénécion, le sophiste Favorinos d’Arles ou le philosophe Ammonios, sont au contraire des figures de premier plan de la vie politique et intellectuelle de l’Empire romain des Ier et IIe siècles. Le profil de chacun est décrit dans la base de données au moyen d’une notice biographique identifiant, lorsque l’information est connue, ses origines, son parcours, son statut et son domaine de spécialité, les réunions auxquelles il participe et les références littéraires qu’il sollicite au cours des échanges.
Les banquets évoqués dans l’œuvre sont une soixantaine. La base de données répertorie, à partir des indices contenus, la narration de Plutarque, la localisation et les circonstances de ces réunions, leurs hôtes (lorsqu’ils sont mentionnés) et leurs participants (par ordre d’apparition), les questions, les thèmes et les traditions parcourus au cours de la discussion.

Sur la base de ce repérage systématique, nous avons eu recours, à titre exploratoire, aux outils de formalisation et de visualisation offerts par l’analyse de réseaux sociaux. La mise en série et le croisement des données permet en effet de construire une série de réseaux et de graphes, destinés à mettre en lumière les logiques géographiques ou relationnelles qui structurent, dans le témoignage des Propos de table, les cercles de la sociabilité plutarquéenne. L’un de ces réseaux se rapporte aux liens générés, entre les convives de Plutarque, par la présence conjointe à un même banquet. La démarche consiste, pour construire ce réseau, à associer les personnages sur la base de leur participation à une même réunion, selon la logique décrite ci-dessous pour les deux premiers banquets du livre VII :

 

© Antony Andurand
© Antony Andurand

L’opération, répétée pour l’ensemble des personnages et des banquets, permet d’établir un réseau de participation complet. On peut ensuite rattacher chaque personnage à la cité ou région qu’il représente dans les Propos de table, avant d’agréger les données liées à chacune de ces entités géographiques, selon une démarche illustrée par un second graphe :

© Antony Andurand
© Antony Andurand

Ce graphe esquisse une image du réseau de sociabilité que décrivent, entre les cités ou régions représentées parmi les convives de Plutarque, les réunions évoquées dans les Propos de table. Il laisse notamment entrevoir l’ancrage fortement local du modèle plutarquéen, centré sur le réseau des cités de Grèce centrale et dont Chéronée et Athènes sont les pôles structurants. Il témoigne aussi de l’insertion de Rome dans les réseaux culturels de l’hellénisme, lequel semble par ailleurs, dans l’univers plutarquéen des banquets de lettrés, étendre ses ramifications en direction d’une périphérie proche ou lointaine, de l’Asie Mineure à l’Afrique du Nord, en passant par la Gaule ou l’Étrurie.

Convivialité et mémoire culturelle

L’effort de modélisation des réseaux dans lesquels s’insère l’activité intellectuelle et sociale de Plutarque s’est également articulé aux questionnements de l’histoire culturelle et de l’anthropologie des savoirs. Reflet en miniature des dynamiques qui sous-tendent l’organisation des activités savantes à l’échelle de l’Empire, le microcosme des banquets de lettrés offre un large échantillon des codes et des pratiques que mobilisent à cette époque la production et la circulation des connaissances, dans des domaines variés (philosophie, étude de la nature, étymologie, grammaire, histoire, ethnographie, diététique, physiologie…).

Frans Floris, Le Banquet des dieux, 1550, musée royal des beaux-arts d'Anvers
Frans Floris, Le Banquet des dieux, 1550, musée royal des beaux-arts d’Anvers

L’approche a montré que, sur la scène ritualisée des banquets de Plutarque, le partage des savoirs, la fréquentation des Anciens et de leur héritage ne sauraient être dissociés des registres qui composent la sociabilité gréco-romaine, centrée sur les notions de « communauté » (koinônia) et d’ « amitié » (philia). L’enquête sur les modes de circulation de la parole et la mise en commun des traditions culturelles dans l’espace convivial du banquet, l’analyse des stratégies d’argumentation et de coopération, l’attention portée à la rencontre des écoles et des spécialités intellectuelles ont permis d’envisager la manière dont se constituent et se diffusent des figures de référence et d’autorité, porteuses d’une mémoire partagée : ce sont ici, en particulier, à travers l’anamnèse collective des œuvres et des traditions culturelles du passé grec à laquelle se prêtent les convives, les figures d’Homère, « le Poète », ou du « divin Platon », convié chaque année à la table de Plutarque lors d’un banquet célébré le jour de son anniversaire.

Façons gréco-romaines de cultiver les savoirs

Envisagée au croisement des pratiques intellectuelles et des rituels de la sociabilité des Anciens, l’expérience mise en scène dans les Propos de table a ainsi restitué la richesse d’un monde savant singulier, façonné au miroir de l’hellénisme et des nouvelles données politiques de la pax romana. Témoignage sur le vif de l’épanouissement d’une République « gréco-romaine » des lettres, où s’esquissent les voies d’une certaine modernité, l’univers plutarquéen a également révélé – c’est là, aussi, ce qui fait une partie du charme et du dépaysement que peut offrir le détour par Plutarque – une autre conception de l’écriture et du partage de la connaissance, d’autres façons d’explorer et de cultiver, en commun et en réseaux, les savoirs et les traditions culturelles.

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Marco Ferreri , La Grande Bouffe, 1973
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